dimanche 29 juin 2008

Intervention de Danilo Aravena Ross

Centenaire de la naissance de Salvador Allende
Assemblée Nationale, 26 juin 2008

Intervention de Danilo Aravena Ross

Si l’on m’a invité a à participer à cet acte commémoratif du centenaire de la naissance du président du Chili Dr. Salvador Allende Gossens, c’est, je présume, en raison de ma longue appartenance au Parti Socialiste du Chili et peut-être aussi parce que j’ai eu l’honneur de connaître et de travailler aux côtés du Président, dans ma jeunesse, en occupant certaines responsabilités politiquez et gouvernementales. Je dois donc commencer par remercier nos amis du Parti Socialiste français et les organisations françaises et chiliennes ici présentes, ainsi que mes camarades du Parti Socialiste du Chili en France, qui me font le plaisir d’évoquer dans cette grande maison de la démocratie française le souvenir d’un personnage d’une qualité morale et d’une dimension historique évidentes.

On a beaucoup écrit sur la vie de Salvador Allende, et ce n’est probablement pas fini, de même que les chercheurs continueront à publier des analyses critiques ou favorables sur les 1042 jours de sa présence historique à la tête de l’Etat et du Gouvernement chiliens. J’essaierai pour ma part de ne pas vous ennuyer avec des faits et des chiffres que vous connaissez sans doute déjà, mais de m’en tenir à quelques épisodes de sa carrière politique, en soulignant les choix faits par lui et qui dessinent la trajectoire du dirigeant politique, du parlementaire et de l’homme d’Etat —du citoyen, en somme— fidèle à des principes pour lesquels il a accepté de mourir.

L’intérêt d’Allende pour les revendications sociales s’est manifesté vers 1927, alors qu’il avait 19 ans, et qu’il fut élu président du syndicat des étudiants en médecine puis, vers 22 ans, lorsqu’il devint le vice-président de la Fédération des Etudiants de l’Université du Chili, la principale université du pays, fédération qui a joué un rôle considérable dans les luttes sociales au Chili. Vers l’âge de 15 ou 16 ans, un modeste cordonnier anarchiste d’origine italienne avait fait sa première éducation politique en lui prêtant des livres et en lui parlant de liberté et de justice, mais ce fut dans ses années d’université qu’Allende lut les classiques du marxisme et les écrits de Trotsky, qui contribuèrent très tôt à l’éloigner du stalinisme.

Un des événements qui marqueront durablement la vie d’Allende comme celle de beaucoup de Chiliens fut la fondation du Parti Socialiste du Chili en avril 1933, à laquelle il participa. Il en deviendra rapidement un des principaux dirigeants et occupera en 1943-1944 les fonctions de Secrétaire Général du parti.

Il est élu député à l’âge de 29 ans. Il participe activement à la campagne présidentielle de la gauche chilienne, unie dans un Front Populaire, qui culminera avec l’élection à la présidence de Pedro Aguirre Cerda, qui le nomme ministre de la Santé. C’est dans ces fonctions qu’il accueillera les milliers de républicains espagnols qui ont cherché refuge au Chili comme dans d’autres pays de l’Amérique latine. En 1945 il est élu au Sénat et s’oppose vigoureusement à la mise hors-la-loi dont fait l’objet le Parti Communiste du Chili à la demande de Washington, en ces débuts de Guerre Froide. De très nombreux dirigeants et militants communistes sont à l’époque mis derrière les barreaux et, souvent, même, assassinés.

Tout en apportant tout son appui au Parti Communiste, Allende souligne dès cette époque que les principes qui guident le Parti Socialiste sont fondés sur un l’humanisme et le respect absolu des droits de l’homme et des libertés citoyennes. Il déclare en 1948 :

« Nous, socialistes chiliens, qui reconnaissons bien des réalisations de la Russie soviétique, nous nous opposons à son organisation politique, qui l’a conduite à l’existence d’un parti unique. Nous ne pouvons pas non plus accepter toutes les lois qui, dans ce pays, entravent et nient la liberté des individus et proscrivent des droits de la personne humaine que nous considérons comme inaliénables. »

Ce choix critique à l’égard de l’URSS aurait conduit n’importe où ailleurs à une déchirure de la gauche. Au Chili, au contraire, et probablement grâce à la fermeté et à la clarté des positions, elle conduisit à une alliance lorsqu’en 1951, Allende et certains secteurs socialistes dissidents — en rupture avec un parti qui avait choisi d’appuyer la candidature à la présidence d’un général aux tendances séditieuses— se sont associés aux communistes encore dans la clandestinité pour présenter la candidature d’Allende aux élections, où il obtint près de 52 000 voix. Au-delà de la modestie du résultat, je voudrais retenir que, fidèle à ce qu’il avait déclaré dès 1944 en tant que Secrétaire Général du Parti, Allende place le PS le cœur de l’unité politique de la gauche. En 1944 il avait dit : « Nous socialistes, nous appelons la gauche à s’unir autour d’un programme que nous défendrons dans la rue comme au parlement, un programme d’intérêt national, qui réunira le plus grand nombre de bonnes volontés. »

En 1956, cette volonté d’unité se matérialise par la création du FRAP, le Front d’Action Populaire, qui présente sa candidature aux élections présidentielles de 1958 — élections qu’il perd avec une mince différence de 33 000 voix, face à son adversaire.

Je voudrais à ce propos souligner qu’avant le triomphe de la révolution cubaine, et dans le contexte bipolaire d’alors, la gauche chilienne était déjà devenue une alternative politique sérieuse, ce qu’ont compris les administrations nord-américaines successives qui ont ordonné à leurs agences d’intervenir dès lors systématiquement dans la politique chilienne.

En 1964 Allende se présente pour la troisième fois consécutive aux élections présidentielles. Cette fois encore il les perd en faveur d’Eduardo Frei, candidat de la démocratie chrétienne soutenu par la politique d’ « Alliance pour le Progrès » lancée par le président Kennedy en direction de l’Amérique Latine. Mais les promesses d’aide américaine ne se concrétisèrent pas, et Frei ne se montra pas capable de résoudre les graves problèmes et carence dont souffre le peuple chilien.

En 1970 Allende est enfin élu à la présidence de la République et entre au palais de la Moneda en entraînant dans sa suite un mouvement populaire inédit, auquel il ouvre les portes de l’histoire. C’était la première fois qu’un marxiste arrivait aux commandes d’un Etat et d’un gouvernement au moyen d’élections démocratiques, avec une coalition qui réunissait, comme il le disait lui-même, « des marxistes, des laïcs et des chrétiens. »

Le monde entier a suivi avec intérêt les réussites et les difficultés vécues alors par Allende et la gauche chilienne réunie dans l’Unité Populaire lors de ces 1042 jours. Dans ce lointain pays au sud de notre planète, notre peuple choisissait d’écrire son histoire en peuple libre et souverain, avec une sérénité non dénuée d’énergie, avec une volonté inédite de dialogue, cherchant les accords et les consensus sans que jamais cela s’apparentât à un quelconque renoncement aux engagements pris à l’égard des travailleurs, des organisations sociales et des citoyens en général.

La mise en place immédiate d’un plan de nationalisation des secteurs clés de l’économie chilienne (sidérurgie, ciment, industries textiles et banques) ont clairement indiqué que le gouvernement de l’Unité Populaire allait tenir ses promesses. En toute logique, les multinationales, tout comme l’oligarchie terrienne, les industriels et les banquiers ont entrepris immédiatement de s’opposer à ces mesures, au parlement mais aussi en entreprenant des actions de sabotage industriel, en organisant l’accaparement des denrées alimentaires et en bloquant les transports.

Cela ne fit pas céder pour autant le gouvernement. Nous voyions, chaque jour, des milliers d’hommes et de femmes proposer leur aide, en participant à un tissu social chilien très riche et qui se renforçait d’autant plus qu’ouvriers, employés, paysans, techniciens, femmes au foyer et étudiants constataient qu’ils avaient de véritables perspectives de développement démocratique, de justice et de liberté.

Le gouvernement réalisa la réforme agraire, qui a libéré des milliers de paysans d’une situation de semi servage qu’ils vivaient depuis des siècles, et a fait d’eux des citoyens à part entière. Mais le fait le plus significatif fut sans aucun doute, 11 juillet 1971, la nationalisation du cuivre, un des facteurs déterminants de l’économie chilienne d’alors comme d’aujourd’hui. « Le cuivre est le salaire du Chili » selon la formule du président Allende. Cet acte politique transcendantal, approuvé à l’unanimité par le Congrès chilien, entraîna un blocus économique à l’initiative des Etats-Unis qui, couplé aux manœuvres de déstabilisation d’abord secrètes puis ouvertes déclenchées depuis la Maison Blanche, ont fini par convaincre les militaires chiliens d’intervenir, d’en finir avec le système démocratique et de liquider au prix du sang les organisations politiques et sociales qui soutenaient Allende.

Nombreuses furent les pressions et les ingérences auxquelles fut soumis Salvador Allende. Il fur fidèle, cependant, à ce que l’Unité Populaire s’était proposée lors de sa fondation en Décembre 1969 :

« Notre futur gouvernement ne sera pas celui des nantis. Je veux le dire franchement, honnêtement : nous se servirons pas de caution pour les nantis. Nous ne servirons pas de caution pour les intérêts du capital impérialiste qui exploite, intrigue, corrompt et freine le développement de notre pays. Nous servirons pas de caution aux propriétaires terriens ni à l’oligarchie bancaire ni aux potentats du capitalisme qui exercent au Chili le véritable pouvoir, sans qu’ils aient jamais été élus, sans doute, par le peuple. Nous servirons de caution à la majorité. Avec la même franchise nous disons que le gouvernement de l’Unité Populaire sera le garant de l’écrasante majorité de la population, de plus de 90 % de la population chilienne. »

Et il fut loyal avec ses promesses. Les droits civiques furent assurés, les services médicaux et l’éducation furent notoirement améliorés, l’accès aux prestations sociales garanti, l’accès à la culture, au sport, à un habitat plus digne, fut promu et mis en place depuis le premier jour de son gouvernement.

J’étais jeune, à l’époque, et je me souviens tout spécialement l’attention portée par le Président à la participation de la jeunesse dans la mise en place de toutes les mesures sociales promues par le gouvernement, et l’importance qu’il accordait à ce que des jeunes militants de gauche nous assumions des responsabilités dans les différentes instances de l’Administrations et de l’Etat.

Je ne puis oublier les Forces Armées, qui furent aussi au cœur des préoccupations du Président non seulement comme un possible éléments déstabilisateur mais aussi comme une instance nécessaire à l’unité et à l’identité nationale. Le général Carlos Prat, qui sera assassiné par la suite, devait écrire dans ses mémoires :

« Lorsqu’on écrira sereinement l’histoire du Chili des dernières 40 années, on devra reconnaître que le gouvernement qui a eu la conception la plus nette de la sécurité nationale et qui montra, de fait, le plus grand intérêt pour les problèmes liés à la défense nationale fut, précisément, le gouvernement d’Allende. Il est de toute évidence le seul Président du Chili à avoir articulé les intérêts de la sécurité nationale avec une conception cohérente de la « souveraineté géo-économique » qu’il comprit et fit sienne. »

Mesdames, Messieurs,, camarades, permettez-moi avant de conclure de vous lire un bref passage d’une lettre que notre prix Nobel de littérature Pablo Neruda, ambassadeur d’Allende à Paris entre 1971 et 1973 écrivit à Allende avec cette simplicité magnifique dont sont capables les poètes :

« Salvador, je t’ai accompagné dans tes déplacements dans tous les recoins du Norte Chico. Ensemble, nous avons partagé le meilleur des pains, pétri pour toi par les paysannes de Pahiguano. Nous sommes allés ensemble à Monte Grande, là où les vallées d’Elqui se rejoignent. En haut tout n’est que pierre, murs de roche et épines. En bas, les eaux chantent et les bourgeons s’animent. Mais bien plus imposant que la nature, plus prometteur que les vallées vertes, silencieux et ardent sont nos gens, nos Chiliens et nos Chiliennes, nos paysans oubliés et nos mineurs du Norte Chico. Tu n’oublieras jamais, Salvador, ni moi non plus, ceux qui descendaient des collines avec un petit drapeau pour venir te saluer ; ni les milliers de femmes qui remplissaient la place de Vicuña ce soir-là, entourées de leurs enfants aux pieds nus. Elles étaient venues de partout et se trouvaient là, protagonistes fermes et sûres du délaissement et de l’espérance du peuple. »

En fêtant aujourd’hui le centenaire de sa naissance, comme en commémorant en septembre les faits funestes qui l’empêchèrent de mener jusqu’au bout le mandat que la loi et les citoyens lui avaient confié, on rappelle à notre mémoire la noble figure du président Allende, comme cela sera encore fait pendant longtemps dans différents endroits du monde.

Au Chili, où l’on doit bien admettre qu’on a retrouvé la démocratie et que, formellement, le pays répond aux critères communs aux pays libres, les hommes et les femmes qui furent au centre des préoccupations du Président Allende continuent à souffrir de difficultés d’éducation, de santé, d’habitat, de sécurité sociale, de transports, et aujourd’hui, cette population est plus que jamais soumise à l’implacable exploitation de quelques consortiums nationaux et internationaux.

Nous Chiliens devrons encore nous battre pour ouvrir véritablement les Grandes Avenues vers ce que vous, Français avez résumé en en offrant la formule à l’humanité : Liberté, Egalité, Fraternité. C’est pourquoi il est plus que jamais temps de reprendre le slogan : « Allende, présent maintenant et pour toujours. »

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