dimanche 10 septembre 2023

CE QUE RACONTE VRAIMENT «LA DERNIÈRE PHOTO» DE SALVADOR ALLENDE, LE PRÉSIDENT CHILIEN QUI S’EST DONNÉ LA MORT APRÈS LE COUP D’ETAT MILITAIRE DE 1973

PHOTO LEOPOLDO VICTOR VARGAS /
COURTESY CONTACT PRESS IMAGES


INTERNATIONAL / COUP D'ÉTAT DE 1973 AU CHILI / Ce que raconte vraiment « la dernière photo » de Salvador Allende, le président chilien qui s’est donné la mort après le coup d’Etat militaire de 1973 / RÉCIT / Le 11 septembre 1973, retranché dans le palais présidentiel, à Santiago, face aux putschistes de Pinochet, le président chilien sait ses heures comptées. Le livre « Septembre au Chili » revient aujourd’hui en détail sur l’histoire des dernières images d’Allende, dont le fameux cliché où on le voit, l’arme au poing, dans la cour de la Moneda, quelques heures avant son suicide.

Par Michel Guerrin

Publié le 10 septembre 2023 

Temps de Lecture 8 min.

Dans quelques heures, Salvador Allende va mourir en se tirant une balle dans la tête, mais, à 9 h 45, ce 11 septembre 1973, le président du Chili a encore une allure de combattant. L’armée a lancé un putsch à la fraîche. Retranché dans son palais de la Moneda, à Santiago, il descend dans la cour avec des fidèles. Il a 65 ans. Le casque est de travers et la sangle pend, la veste en tweed tient par le bouton du bas, le chandail est incongru, le pas hésitant, mais la main droite serre fermement un fusil automatique AK47 tenu à l’épaule. Un cadeau du Cubain Fidel Castro. Son regard fixe le ciel. Il voit passer très bas les avions de chasse Hawker Hunter. C’est de là que viendront les bombardements des militaires.

Tout cela, on le voit et on le sent sur une photo devenue iconique, archi-diffusée et publiée ces cinq décennies dernières – journaux, livres, expositions, conférences, films documentaires… Le magazine américain Time l’a retenue en 2016 parmi ses 100 photos les plus importantes jamais faites. Des historiens l’ont décortiquée et mise en regard avec cinq autres, prises un peu avant et un peu après, l’ensemble constituant une mine d’informations sur les dernières heures d’Allende. Six images, donc, mais celle-ci écrase les autres, au point d’être communément surnommée « la dernière photo d’Allende ».

Il faut dire qu’elle montre ce qu’on ne voit jamais, le moment-clé, où l’histoire bascule, l’instant où un homme élu démocratiquement vacille face à un coup d’Etat dans un continent qui en était alors friand. Le cliché est devenu un symbole de résistance. Mais aussi de l’impuissance d’un dirigeant pris en étau entre une aile gauche radicale préférant « les fusils au vote » et une droite prête à attiser le désordre économique avec le soutien du président américain, Richard Nixon, lequel qualifiait son homologue chilien de « fils de pute ».

Il y a aussi le personnage Allende. Toute la gauche européenne est fascinée par ce grand bourgeois qui a pris le pouvoir par les urnes et l’exerce par la réforme, à l’opposé de la révolution à la cubaine. Cette gauche observe à la loupe les trois ans du gouvernement d’Unité populaire, notamment en France, où socialistes et communistes se cherchent. Alors, voir ce chirurgien de formation avec une mitraillette…

« Un Mitterrand l’arme au poing », résume Robert Pledge, directeur de l’agence photo Contact, qui avait interviewé Allende en 1971. M. Pledge, aujourd’hui âgé de 81 ans, résume bien l’émotion planétaire, au moment du coup d’Etat de 1973. On lui demande comment lui-même l’a appris, et il a cette réponse : « Je me trouvais dans une cabine téléphonique de la 5e avenue, à New York. C’est la première fois de ma vie que je pleurais pour des raisons politiques. »

L’énigmatique photographe

Robert Pledge est le chef d’orchestre d’un livre émouvant et tout frais, Septembre au Chili, 1971-1973 (Atelier EXB, 192 p., 49 €), dans lequel il publie et documente « la dernière photo d’Allende », tout en l’accompagnant de deux reportages photos : celui du Français Raymond Depardon en 1971 dans le Chili d’Allende, et celui de l’Américain David Burnett pendant le putsch. La fameuse photo incarne le passage entre le Chili d’Allende et celui de Pinochet. Pour la jeunesse locale, elle marque la fin d’une insouciance, « des cheveux longs, des minijupes et des pantalons pattes d’ef », la fin d’une musique avant que le pays ne tombe dans le silence, écrit la journaliste, écrivaine et enseignante chilienne Alejandra Matus, toujours dans le livre Septembre au Chili.

De cette photo, on sait à peu près tout. L’heure, le lieu, les circonstances. Elle est prise au moment où Allende, après avoir quitté son bureau au deuxième étage du palais présidentiel, en plein cœur de Santiago, jauge les capacités de défense du bâtiment. On en connaît aussi les protagonistes : devant le chef d’Etat, ses gardes du corps en armes, « Miguel » et « Mauricio » ; ils feront partie des quelque 3 200 disparus de la dictature.

LE PRÉSIDENT CHILIEN SALVADOR ALLENDE
(AU CENTRE) AU PALAIS DE LA MONEDA,
 À SANTIAGO, LE 11 SEPTEMBRE 1973.
PHOTO LEOPOLDO VICTOR VARGAS 

Derrière le président, à sa droite, José Munoz, le capitaine de la garde présidentielle ; à sa gauche, son médecin personnel et ami, Danilo Bartulin, reconnaissable à sa moustache d’encre, qui fut ensuite emprisonné et torturé, avant de pouvoir s’exiler. On sait tout de l’image, mais le nom de son auteur a longtemps été une énigme. Aujourd’hui encore, il conserve une pincée d’incertitude.


Le Monde Application

La Matinale du Monde

Chaque matin, retrouvez notre sélection de 20 articles à ne pas manquer

Télécharger l'application

C’est le New York Times qui la révèle, le 26 janvier 1974, soit plus de quatre mois après le putsch. Le journal la publie avec une autre où l’on voit Allende dans son bureau au téléphone. A l’époque, le quotidien américain publie très peu de photos, mais, estimant qu’il s’agit de documents historiques, il les affiche en première page. Il ne donne aucun nom d’auteur. Le sait-il ? De toute façon, le simple fait de révéler un nom mettrait en danger la personne en question. Le retentissement dans le monde entier est énorme. Quatre mois plus tard, en mars 1974, le portrait d’Allende armé est élu photo de l’année 1973 par le World Press, à Amsterdam, le prix le plus prestigieux du photojournalisme. L’auteur, lui, est toujours anonyme et le restera longtemps.

SALVADOR ALLENDE, AU PALAIS DE LA MONEDA, À SANTIAGO,
 LE 11 SEPTEMBRE 1973.
PHOTO LEOPOLDO VICTOR VARGAS
/ COURTESY CONTACT PRESS IMAGES

Surgit enfin, en 2007, un nom, celui d’Orlando Lagos. Ses proches ont attendu sa mort pour dire qu’il est l’auteur de la photo d’Allende. C’est crédible, bien plus que quatre ou cinq autres noms, mentionnés au gré des années, certains farfelus. Lagos était le chef des photographes de la présidence sous Allende. Surnommé « El Chico », il était petit de taille et grand de réputation. Lui n’a jamais revendiqué publiquement la paternité de ce cliché historique, mais son entourage livre beaucoup de détails, a priori fiables, sur les circonstances de la prise de vue.

« Je viens travailler »

Et puis, le 26 mars 2012, un autre nom est dévoilé, cette fois dans un long texte du journaliste et écrivain chilien Hermes Benitez, publié sur le site Piensa Chile. Son récit est conforté et précisé par l’enquête de Robert Pledge dans le livre Septembre au Chili. Selon Benitez et Pledge, le mystérieux photographe serait, en réalité, un certain Leopoldo Victor Vargas (1933-2011), un sous-officier de l’armée de l’air, spécialiste de vues aériennes. Affecté comme photographe auprès de la présidence de la République de 1964 à 1973, il était chargé de couvrir les événements officiels dans le pays. Un militaire, donc, mais « en civil et costume cravate », écrit Hermes Benitez.

D’après lui et Robert Pledge, les trois fils du photographe, Polo, Marcos et Alex, ont recueilli le témoignage de leur père, et l’ont même enregistré, ce dernier leur demandant de ne rien dire jusqu’à sa mort. Pendant trente-huit ans, ils ont gardé le secret, laissant d’autres clamer leur vérité sur ce mystère. « Certains ont abusé du silence de mon père », dit Marcos Vargas sur Flickr, en 2015. La journée du 11 septembre 1973 de Leopoldo Vargas est donc son témoignage, tel qu’il est restitué par ses enfants.

Le matin du coup d’Etat, les bus étant à l’arrêt, le militaire se rend à la Moneda, à pied, croisant des soldats et des chars. Il entre dans le palais par une petite porte latérale. « Que fais-tu ici, tu ne sais pas ce qui se passe ? », lui lance un lieutenant. « Je viens travailler », répond-il, rejoignant son bureau.

Le téléphone sonne à 8 h 45. La présidence demande un photographe. Vargas saisit un appareil Canon chargé d’un film et accourt. Sa première photo est celle d’Allende au téléphone, écoutant un membre de la junte militaire lui demander de se rendre. D’une voix furibarde, Allende lui rétorque : « Faites ce que vous voulez, enfoirés ! » Puis le président prononce son dernier discours, diffusé sur une radio, dans lequel il a cette formule : « Je paierai par ma vie ma loyauté au peuple. »

À un moment, Allende remarque Vargas et l’apostrophe : « Au lieu de porter un appareil photo, tu ferais mieux de porter une arme ! » Est-ce la raison pour laquelle il ne prend que six photos d’un moment historique ? Nul ne sait. Allende obtient une sorte de cessez-le-feu pour que le personnel puisse quitter la Moneda, ajoutant qu’il sera le dernier à sortir. Vargas s’exécute, mais c’est une pluie de tirs et de bombes qu’il rencontre.

« Légèreté ahurissante »

Le matériel et les archives du service photo de la présidence, où travaillaient sept personnes, seront détruits par les bombardements puis par la junte de Pinochet, décidée à effacer la mémoire visuelle de la présidence d’Allende, dit Robert Pledge. Ce dernier constate qu’en sauvant sa peau Vargas sauve les six négatifs, dont il n’effectuera des tirages que « plusieurs semaines plus tard ».

Vargas réalise deux jeux de tirages (soit douze photos en tout), le premier au format 20 × 25 cm, l’autre en 13 × 18 cm, et les cache dans son grenier. Désireux de les diffuser à l’étranger, il est indirectement mis en contact avec un journaliste américain, Jonathan Kandell, qui travaille pour le New York Times à Santiago. Vargas lui cède, contre 3 000 dollars (2 798 euros), les six tirages les plus grands et aussi les négatifs. Mais chacun ignore tout de l’autre : nom, employeur, etc.

Pourquoi croire les enfants de Leopoldo Vargas et non les proches d’Orlando Lagos ? Parce qu’ils sont en possession du jeu des six petits tirages, recadrés sur Allende, un peu jaunis aussi. Robert Pledge les a vus et regardés de près, lors de sa rencontre à New York avec Marcos Vargas, l’un des fils. Il ajoute : « Ces tirages sont d’autant plus précieux que les négatifs et le jeu du New York Times ont mystérieusement disparu. Aucune trace dans leurs archives ! Des numérisations avaient été faites, mais tout de même… » Autre preuve qui penche pour Vargas, ajoute M. Pledge : le médecin Danilo Bartulin s’est souvenu de lui photographiant Allende le 11 septembre à la Moneda.

Certains continuent pourtant de croire qu’Orlando Lagos est l’auteur du cliché. Le World Press, qui affiche toujours le nom de ce dernier sur son site Internet, fait savoir au Monde qu’il est « prêt à réexaminer tout nouvelle preuve dans cette affaire ».

Une ultime révélation

En fait, personne ne peut prouver à 100 % que Vargas est l’auteur de la photo. Et puis, le profil d’Orlando Lagos cadre mieux avec les standards glorieux du métier de photoreporter ; il a, en tout cas, plus d’allure que celui de Vargas, un soldat qui déclenche sans trop se soucier de composition et qui, après le coup d’Etat, retourne au service photo de l’armée de l’air avant de prendre sa retraite en 1982. « Vargas était un militaire, un homme de devoir, un photographe fonctionnaire aux journées millimétrées, loyal et réservé, pris dans un événement exceptionnel, cerne Robert Pledge. Il ne voulait pas tirer la couverture à lui, mais il a bien dit à ses enfants qu’il était l’auteur des six photos. »

Ce profil fait penser au débat apparu juste après le prix du World Press attribué à « la dernière photo d’Allende ». Certains se sont demandé pourquoi donner des prix à des auteurs dans le champ de la photo de presse, estimant que, souvent, ce n’est pas le photographe qui fait la bonne photo mais l’événement.

Dans le livre Septembre au Chili, Robert Pledge fournit une dernière révélation. Il nous apprend que le jour de sa prise de fonctions, le 3 novembre 1970, Salvador Allende avait posé devant un photographe alors qu’il était assis dans un fauteuil d’apparat. Il fera de l’image son portrait officiel, diffusé un peu partout à travers le pays. Le photographe ? Leopoldo Vargas, cet homme discret qui a probablement enregistré la « naissance » et la mort d’Allende.

Michel Guerrin


SUR LE MÊME SUJET :

Aucun commentaire: